Comment se sentir chez soi alors qu’on habite entre deux lieux, en transit pour un temps ? Pour suivre des études, une formation, dans le cadre d’une mission ou d’une mutation professionnelle, d’un travail saisonnier en montagne ou dans une exploitation agricole, de plus en plus de femmes et d’hommes quittent de façon intermittente ou provisoire leur logement principal pour habiter ailleurs. Ce « logement intermittent », pour être agréable à vivre, doit présenter quelques-unes des caractéristiques du chez-soi. Cette recherche a été réalisée en partenariat avec Soliha Nouvelle Aquitaine.
Selon le travail d’enquête et de réflexion mené en Nouvelle Aquitaine par Terangi Henrio (politiste), Jaufret Barrot (architecte-ingénieur), Jacques Bois (designer) et Yoann Lopez (sociologue), le comportement des personnes dites « mobiles » est, premièrement, fonction de leurs moyens financiers, d’autre part de leur personnalité. Une fois acceptée et intégrée cette situation provisoire, l’habitant peut vivre et faire vivre ce lieu parenthèse en fonction de son expérience acquise de la mobilité (les experts), sa capacité à pouvoir modifier partiellement son domicile provisoire pour s’y sentir bien (les bricoleurs), ou faire de cette nouvelle façon de vivre dans le temporaire une aventure (les novices). Les chercheurs définissent ainsi le logement intermittent : « un logement dévolu à la mobilité, pour le travail ou les études, au sein duquel sera reproduit pour partie ou en totalité un chez-soi nécessaire au bien-être et au confort des personnes. Il incarne une tension inhérente à la mobilité établissant une liaison transitionnelle avec le logement principal. Il est un lieu de répétition et de fixation temporaire dans la mobilité ».
Dans tous les cas, cette façon d’habiter remet en jeu son équilibre personnel, son intimité, ses rapports sociaux et affectifs. Généralement, il s’agit de quitter un chez-soi personnel ou familial, confortable et à son image, reconstituer dans la chambre, le studio, l’appartement ou la maison investie, un minimum de repères pratiques ou humains dans un environnement inconnu qui bouscule inévitablement les habitudes.
Le premier repère est le téléphone et la connexion à Internet. La mobilité implique de garder le contact avec amis, parents, conjoint, enfants. Dans ce processus de dessaisissement et ressaisissement de soi dans un habitat provisoire, le rapport au monde, aux autres, au travail, aux loisirs est bouleversé. Une série d’actions vise ainsi à recréer une intimité qui oscille entre sentiment de précarité et travail de compensation de la perte d’un foyer idéal ou idéalisé.
Les intermittents du foyer
Principale caractéristique de ce logement intermittent : sa petitesse (20 m2 en moyenne). Vivre dans un studio loin de son foyer où on retourne chaque week-end induit l’abandon de certaines tâches quotidiennes. On se détache des contraintes de la vie en famille, courses, cuisine etc., et on renoue avec des désirs qui ne sont plus à négocier comme la décoration du studio ou pour un cadre à responsabilité par exemple, la possibilité de se consacrer pleinement à son travail. C’est également un retour au temps d’avant la conjugalité. Une femme explique que cette situation réclame « de se reconnaître acteur de sa propre vie, de s’autoriser à penser pour soi, à soi et non plus pour autrui ».
Mais certains n’ont pas les moyens économiques de reconstituer un espace privé personnalisé. Pour un étudiant, ce sera davantage l’occasion d’une découverte mais aussi la mise à l’épreuve de sa capacité à s’adapter à un collectif dans le cas d’une colocation ou d’un hébergement chez l’habitant. D’autres rentabiliseront la situation en sous-louant leur habitat principal pour amortir le coût d’un loyer. Les lieux sont alors peu ou pas investis et le foyer délaissé demeure la base de l’équilibre personnel.
Mais d’autres critères entrent en jeu pour favoriser le bien-être : une bonne literie, la propreté des lieux et un équipement électroménager minimal pour cuisiner, être au chaud, posséder une table et dans l’idéal une machine à laver le linge. Pour les séjours courts, l’ordinateur, la diffusion de « sa » musique, la lecture de « ses » livres, la présence d’une valise ouverte laissant émerger des pans de soi, suffisent à créer un climat rassurant. La lumière naturelle et la proximité de services et d’espaces verts interviennent également dans le choix d’une habitation.
L’appropriation du logement intermittent comme lieu d’intimité
Recréer un cocon protecteur passe par des objets fétiches, des actions, voire du bricolage, qui vont améliorer l’apparence et l’aspect pratique des lieux dans une quête d’harmonie. Bien sûr, la durée du séjour influe considérablement sur ces aménagements. C’est un aspect qu’a particulièrement observé le designer Jacques Bois : comment les habitants « bricolent-ils » leur vie ? « L’aménagement dans un espace réduit, c’est l’art du camouflage. On trouve des textiles tendus à l’aide de pinces qui font paroi. L’accès aux prises électriques et la disposition des meubles font aussi partie des premières préoccupations, avant la création d’une décoration personnelle légère (instruments de musique, photographies, équipements de sport). « On met en scène des objets qui sont un reflet de soi : mettre des fruits en évidence à la place des fleurs, apporter et prendre soin de sa canne à pêche pour un homme, transporter un coussin pour une femme. […] On n’utilise pas de vis, par exemple, mais des agrafes, et l’écriture est souvent présente, sur un tableau, des post-it. » Progressivement, on transforme un sentiment de déracinement en une situation d’épanouissement possible, on adapte le lieu de façon pratique tout lui donnant une note personnelle.
Au-dehors, la proximité de magasins, services, transports, lieu de vie et de loisirs ou jardins et ensembles verts sont recherchés. Le centre-ville est privilégié, et le besoin de sécurité est une préoccupation importante.
Un facteur important d’appropriation réside également dans les durées d’occupation. Jaufret Barrot explique ainsi : « L’une des particularités des différentes situations observées est l’influence du temps d’occupation sur le rapport que l’individu entretient avec son espace. Nous avons souhaité mettre cela en évidence dans le rapport. De manière schématique, certaines occupations sont linéaires, d’autres, faites d’allers et retours avec le domicile principal, ponctuelles,avec des fréquences d’occupation plus ou moins rapprochées. La durée d’occupation du logement intermittent influence ainsi la dynamique d’appropriation par l’individu : plus cette durée est longue et continue dans le temps, plus l’habitant s’approprie le logement, à l’intérieur et sur son territoire ».
La difficulté d’un chez-soi provisoire partagé
En colocation ou dans une chambre chez l’habitant, le partage de l’espace et certaines obligations quotidiennes sont parfois difficilement vécus. Le manque d’intimité et d’autonomie (des toilettes à la cuisine commune) paraît souvent être à l’origine de la recherche d’un logement individuel.
Jacques Bois a observé : « Je me suis intéressé à des objets pour héberger quelqu’un dans ce chez-soi intermittent. Déplie-t-on un seul couchage ou deux ? De quelle façon ? Où trouver un matelas en urgence ? Ce sont des choses qui peuvent se résoudre par des plateformes de service mais aussi avec un architecte. Un espace de co-working dans le quartier, une buanderie dans un immeuble où des équipements sont partagés (fer à repasser, machine à laver, séchoir, pourquoi pas avec des commandes à distance)… Ça dépasse largement le simple cube de rangement. Collectivités et bailleurs ont une responsabilité là-dedans. »
Mais, . Ne pas pouvoir inviter des gens, accueillir ses parents, ses enfants, son conjoint exercent une contrainte sur l’intimité et le sentiment d’être « chez soi ».
Jaufret Barrot souligne ainsi les enseignements de ces contraintes : « Dans la majorité des situations étudiées, la mobilité est une épreuve pour les individus. Nous avons pu observer comment ceux-ci s’adaptent à ces situations et mettent parfois en œuvre des stratégies d’évitement pour contourner certains interdits ou personnes. Cette démarche d’habiter au mieux son logement intermittent est caractéristique dans la construction d’un chez-soi ».
Précaires et nomades
Certaines réalités créent des tensions importantes. C’est le cas des foyers de travailleurs plus ou moins jeunes, en intérim ou en période d’essai, de demandeurs d’emploi indemnisés qui ne sont souvent pas prioritaires et ne peuvent se loger quand ils n’ont pas de garant. Pour les travailleurs saisonniers du tourisme ou de l’agriculture, on parle « d’hébergement ». Selon une enquête réalisée dans les Pyrénées, il est difficile de trouver à se loger en montagne pour 70 % des saisonniers, alors que 40 % des employeurs rencontrent des difficultés pour fidéliser leur main-d’œuvre. Certains témoins de la recherche évoquent la vétusté et le piètre entretien, et de leur ameublement, des lieuxd’hébergement et des logements qui leur sont proposés.
Pour améliorer le séjour des saisonniers, les lieux de vie communs pourraient être aménagés avec des tables, des bancs, des frigos, congélateurs et plaques de cuisson. Des accompagnateurs socio-éducatifs peuvent aider à résoudre les problèmes quotidiens, que ce soit pour lire un contrat de travail, connaître ses droits. «
Intermédiaire entre hébergement et logement, souligne Jaufret Barrot, ce concept de “logement intermittentˮquestionne donc les politiques publiques actuelles qui n’intègrent pas suffisamment les enjeux liés à la mobilité,pourtant loin d’être nouvelle, d’une large part de la population. »
L’enjeu est de considérer la réalité des besoins en termes de logements intermittents pour des populations nomades. Mais il faut que les politiques publiques intègrent l’existence des « habitants mobiles » et les désignant par ces termes, ne confondent plus les attentes de « logements intermittents » des saisonniers avec leur offre d’hébergements, que beaucoup d’entre eux refusent. Il en va de même des professionnels du secteur. Pourtant, dans une société mobile, il s’agit bien de prendre en compte de nouvelles façons d’habiter de vivre dans deux territoires, selon des expériences que nombre d’habitants mobiles portent seuls.